L’approche Forum ouvert
Extrait de “Open Space Technology: A User's Guide”
de Harrison Owen. Abbott Publishing, 1992.
Traduction gracieuseté de Diane
Gibeault et Jacqueline Pelletier avec l’accord de l’auteur.
Le 21 avril
1992, environ 225 personnes se rencontraient pour une conférence de deux jours
afin d'élaborer un plan coopératif pour dépenser efficacement un milliard et
demi de dollars affectés à la construction d'une autoroute traversant des
terres tribales et publiques. Environ le tiers de ces personnes était des
Amérindiens, un autre tiers des fonctionnaires fédéraux, et le troisième tiers
représentait des gouvernements locaux ou d 'État. À première vue, les
perspectives d'une réunion fructueuse ou même paisible étaient guère
prometteuses. Les participants étaient sinon des ennemis naturels, à tout le
moins des ennemis historiques. En fait, les résultats nous ont surpris.
Au cours des
deux jours de réunions, ce groupe de gens si divers a créé et complètement géré
lui - même un ordre du jour établi selon les besoins de 52 groupes de travail
différents. L'ordre du jour fut fixé en moins d'une heure, et les divers
groupes de travail ont produit environ 150 pages de procès-verbaux en 36
heures. Grâce aux merveilles de l'ordinateur moderne et de services
d'imprimerie rapides, les rapports sur les discussions de la conférence ont été
imprimés à temps pour être distribués à tous les participants au début de la
troisième journée. Durant la séance de clôture, un des Amérindiens a déclaré
qu'il ne s'était jamais senti si écouté et si parti prenant d'une rencontre.
C'était l'avis de tous les participants.
Il convient
aussi de noter que la décision de convoquer la réunion ne s'était prise qu'en
mars de la même année. C'est donc dire que toute l'idée est passée de la
conception à la réalisation en six semaines environ. Il y avait un animateur
pour tout l’exercice.
Pour tout
dire, les résultats obtenus à la réunion d'avril peuvent sembler exagérés, même
extravagants. Car, comme le veut la sagesse traditionnelle, et tout le monde le
sait, la convocation d'une réunion de cette envergure, d'une telle complexité,
et ouverte à toutes sortes de conflits, exige des mois de préparations sans
parler de la foule de planificateurs et d'animateurs. Bien plus, l'idée que les
rapports de discussion puissent non seulement être complétés mais remis aux
participants avant leur départ semble un peu farfelue. Malheureusement pour la
sagesse traditionnelle, l'événement s'est déroulé tel que décrit, et
d'ailleurs, ce n'était pas le premier en son genre. Depuis huit ans, une
dizaine de ces rencontres ont eu lieu avec des résultats semblables. Et si
l'expérience n'est pas encore monnaie courante, elle n'est pas non plus un pur
hasard. Elle peut se répéter. Elle s'appelle l’approche du Forum ouvert.
L’approche
du Forum ouvert n'a pas surgi d'un plan soigné ni d'un design mûrement
réfléchi. Elle doit son existence à la frustration, et au début c’était presque
comme une blague.
En 1983,
j'ai eu l'occasion d'organiser un colloque international regroupant 250
personnes. J'ai mis une pleine année à la préparer. Quand j'ai eu fini de
régler tous les détails, de calmer les frustrations et de ménager toutes les
sensibilités (les miennes et celles des autres), qui accompagnent un tel
événement, je me suis promis de ne plus recommencer ce genre de chose. Ma
résolution s'est confirmée à la fin du colloque, lorsque tous se sont dits
d'accord avec moi que, même si l'événement avait été excellent dans son ensemble,
la partie la plus utile avait été les pauses - cafés. Tant pis si j'ai consacré
un an à mettre en place conférences, participants et conférenciers. La seule
chose que tout le monde avait aimé et avec laquelle je n'avais rien eu à voir,
c'était les pauses - cafés. Il y avait
une leçon à apprendre de tout ça.
Ma question
était donc très simple. Était-il possible de combiner le niveau de synergie et
d'enthousiasme que l'on retrouve lors d'une bonne pause-café et l'activité
substantielle et les résultats qui caractérisent une bonne réunion ? Et surtout
peut-on l’accomplir en moins d’un an? Mon questionnement a pris plusieurs
tournures intéressantes, mais essentiellement, il est parti de l'idée que si je
pouvais cerner certains mécanismes de base de réunions ou de rencontres, je
pourrais alors les réunir en une méthode à la fois si simple qu'elle
n'échouerait jamais et si élémentaire qu'elle posséderait le pouvoir naturel
d'une bonne pause-café.
Ces idées en
tête, je me suis souvenu d'une occasion à la fin des années soixante où je
travaillais comme photo - journaliste dans un petit village ouest - africain du
nom de Balamah, situé au coeur du Libéria. Un des événements marquants de ma
visite fut de participer aux rites de passage des garçons. Comme vous pouvez
deviner, il s'agissait là d'une célébration importante. Elle n'avait lieu qu'à
tous les sept ans, et c'était le moment où le village reconnaissait ses jeunes
hommes comme citoyens à part entière. N'étant plus des enfants, ils devaient
désormais assumer des rôles et des
responsabilités d'adultes. La célébration en tant que telle se poursuivait
pendant quatre jours avec toutes sortes de rites et d'activités. Dans tout
cela, en autant que je pouvais déterminer et à mon grand étonnement, il n'y
avait rien qui ressemblait à un comité de planification, ni avant, ni pendant
les célébrations. Néanmoins, cinq cents personnes arrivaient à se comporter,
quatre jours durant, de façon très organisée, convenable, et je dois dire,
agréable. Comment se fait-il?
Je ne
prétends pas avoir toutes les réponses au mystère de Balamah, mais une partie
au moins de leur secret tient au fait que le village (comme tous les autres de
l'Afrique occidentale) était disposé en cercle, avec un espace ouvert dans le
milieu. La demeure du chef, et les maisons de certains anciens importants
étaient en bordure de ce qu'on appellerait en Amérique ou en Europe, la place
publique et qui aurait la forme d’un carré. Mais ici, c'était un cercle, et je
crois que cette distinction est importante.
Mon expérience m'a appris que le cercle est la forme géométrique fondamentale de la communication humaine ouverte. Il n'y a ni pied ni tête, ni plus haut ni plus bas, il n'y a que des gens qui se rencontrent face à face. Après tout, nous n'avons pas un «carré» d'amis, et de par les soirées d'hiver, il est bon de faire partie d'un cercle familial. Placés en rangées, comme dans une salle de classe ou au théâtre, les gens se retrouvent en face de la source du pouvoir et de l'autorité, et ils savent d'instinct qui doit parler et qui doit écouter. Dans les carrés et les rectangles, il y une séparation qui peut s'avérer utile pour garder à distance les opposants combatifs, comme lors de négociations, mais alors la communication authentique, ouverte et libre a tendance à être minimale. Les cercles, par contre, créent la communication.
La
célébration à Balamah s'est déroulée en progression ordonnée, partant de la
périphérie du village pour se rendre au centre du cercle, et en sens inverse.
Les danseurs, les joueurs de tambour et de flûte, les chefs religieux et
politiques, tous se réunissaient aux confins du village pour ensuite pénétrer
jusqu'au centre dans un tourbillon de couleurs, de rythmes et de chants. Le
cercle s'animait au rythme des rituels, des discours et surtout, de la danse.
L'intensité atteignait un sommet, puis un autre, jusqu'à ce qu'enfin elle
s'épuise telle une vague lorsque les villageois se dispersaient en direction de
leurs demeures. C'était comme si le village entier respirait. Et comme il ne
faut aucun comité de planification pour respirer, il n'en fallait pas non plus
à Balamah. Il me semble que j'avais trouvé dans la forme géométrique du cercle
et le rythme de la respiration les deux mécanismes de fond d'une bonne
rencontre.
Si le cercle
et la respiration en fournissent la forme et la dynamique fondamentales, il ne
nous reste plus qu'à trouver le moyen de déterminer le contenu et de dresser la
périodicité (un horaire) pour créer une conférence tracée sur le modèle de la
pause-café. Les réunions réussies, après tout, traitent de certaines questions
suivant un certain ordre. Autrement, il n'y a que bruit et confusion.
La vie à
Balamah m'a proposé deux autres mécanismes. Ceux du babillard communautaire et
du marché du village. Le babillard fournit un moyen simple et commode pour
dépister ce qui intéresse les gens. De son côté, la place du marché offre un
mécanisme pour réunir ces intérêts de façon ordonnée. Ces deux mécanismes sont
si anciens et ancrés dans l'expérience humaine qu'il n'y a même pas lieu
d'expliquer comment ils fonctionnent. Et si par hasard le marché du village ne
fait pas partie de votre expérience, pensez à un centre commercial.
Donc, en
principe, avec le cercle, la respiration, un babillard et une place du marché,
nous devrions avoir les ingrédients nécessaires pour réussir nos rencontres,
sans passer par les interminables sessions de planification, l'armée des
animateurs sur place, pour ne rien dire d'une équipe permanente de gestion des
réunions. Restait une seule question, pouvait-on passer de la théorie à la
réalité?
Il y a huit
ans que nous mettons cette théorie à l'essai, et les expériences se poursuivent
toujours, mais la réponse à ce jour est un «oui» catégorique. Les gens de
Balamah avaient raison. On peut faire des choses incroyables sans comité de
planification, sans animateurs, sans équipe de gestion des conférences.
Un petit
échantillon de l'expérience à ce jour des rencontres basées sur le principe du
Forum ouvert en fournit la preuve. Par exemple, la “National Education Association” a réuni 420 enseignantes et
enseignants, membres de conseils scolaires et d'administrations de partout aux
États-Unis pour une journée de réflexion sur le thème «Education for America» (L'éducation pour l'Amérique). Ils ont créé
à ce moment-là et géré eux-mêmes quelque 85 ateliers. À la fin, ils ont évalué
leur travail sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le mieux réussi et 1 le
contraire. La valeur moyenne a été de 9,3. Le temps global consacré à la
planification avant la conférence pour dresser l'ordre du jour se chiffrait à
zéro.
À l'autre
extrémité en termes du nombre de participants, des groupes de 5 personnes
trouvent cette approche très efficace, et des équipes intactes de gestion de 12
à 20 personnes ont découvert que l’approche Forum ouvert (FO) est une
excellente façon de consolider des équipes et de régler beaucoup de questions
d'affaires en très peu de temps. L’équipe des cadres supérieurs de la “United States Forest Service” (connue
sous le nom de “Chief and Staff”),
comprend 17 personnes chargées de gérer un organisme de 35 000 personnes. Cette
équipe s’est servi du FO pour faire éclater les anciens moules et pour se
pencher sur des questions qu'elles n'arrivaient jamais à inclure à l'ordre du
jour.
Comme dans
plusieurs regroupements de cadres supérieurs, l'ordre du jour pour la réunion
hebdomadaire de “Chief and Staff”
était un secret soigneusement gardé, toujours au nom de l'efficacité. Ce qu'on
gagnait en efficacité, cependant, risquait aussi facilement de produire un
manque de rendement, puisque seulement les choses inscrites officiellement à
l'ordre du jour pouvaient être discutées. Tout le reste demeurait du non-dit,
peut-être même de l'interdit.
Le “Forest
Service” n'est pas le seul à avoir ce défaut. Car lorsque l'interdit demeure du
non-dit, des questions importantes peuvent être négligées. Ou pire encore, tout
le monde est au courant, mais personne n’intervient, puisque les questions ne
sont jamais officiellement soulevées. Le Forum ouvert peut changer tout ça.
Tout le monde a le droit, voire même la responsabilité d'ajouter des questions
à l'ordre du jour, permettant ainsi à l'interdit d'être abordé.
En Afrique
du Sud, les 12 membres d'un groupe de gestion tout nouveau, créé lors de la
fusion de plusieurs entreprises, ont obtenu d'excellents résultats en utilisant
Le FO pour façonner un nouvel organigramme, faire état des rapports et des
procédures de gestion des produits, et ce, en deux jours. Plus important encore
que la réalisation d'un certain nombre de tâches organisationnelles
essentielles fut le fait que les membres étaient devenus une équipe.
Une des
forces de l’approche du Forum ouvert est sa capacité d'unifier des groupes si
disparates en termes d'éducation, d'ethnie, de politiques, de cultures et de
conditions économiques et sociales. À une réunion commanditée par la “Together Foundation” pour promouvoir
l'unité mondiale, 178 personnes provenant de 28 pays et parlant 17 langues se
sont attelées à la tâche pendant cinq jours. Des présidents de pays côtoyaient
des citoyens ordinaires de la planète, et en une heure environ, les
participants ont créé 82 ateliers qu'ils ont géré eux-mêmes pendant toute la
rencontre. Il n'y avait pas de traduction simultanée, il y avait un seul animateur,
et la planification pré - conférence se limitait à clarifier des détails
d'ordre logistique.
L’approche
Forum ouvert est à son meilleur au sein du conflit et de la confusion. Au début
de l'été de 1992, le FO a servi à promouvoir des échanges fructueux parmi
plusieurs regroupements politiques dans une des municipalités de l'Afrique du
Sud. La conversation portait sur des moyens à prendre pour améliorer les
communications dans la région. Pendant une journée entière, les représentants
des divers partis politiques ont travaillé de concert avec les industriels (en
majorité des blancs). Ce serait fort exagéré de dire que toutes les questions
ont été résolues ou que l'amour et la lumière ont jailli de toute part. Reste
que les échanges ont été intenses, fructueux, sans rancoeur, et nettement
différents de l'atmosphère qui planait dans une municipalité voisine où il a
fallu cesser les pourparlers parce que la violence avait éclaté. Il y a eu un
autre avantage plus permanent. Plusieurs jours après cette rencontre, un des
participants a appelé pour dire que pendant deux ans, à titre de président d'un
organisme
scolaire local, il avait tenté d'impliquer les gens dans la création de leur
avenir. Rien n'avait réussi à les convaincre. Rien ne les faisait bouger. Puis,
il a essayé le Forum ouvert, et le problème s'est renversé. Les gens se sont
impliqués, et c'est lui qui a dû leur faire de la place.
Au
Venezuela, une nouvelle entreprise de téléphones cellulaires, TELCEL, connaît
un taux de croissance inouï au beau milieu d'une confusion parfois incroyable.
Son partenaire américain, Bell South, avait prévu qu'au bout de la première
année des opérations, TELCEL aurait peut-être vendu 15 000 unités. Au fait,
TELCEL a vendu 50 000 unités en moins d'un an, devenant ainsi l'entreprise de
téléphones cellulaires jouissant du meilleur taux d'expansion au monde. Va pour
les bonnes nouvelles. Il y en a aussi des mauvaises. La croissance fut si
rapide que les gens n'avaient plus le temps de souffler, de se parler, ni de
résoudre les problèmes d'ordre organisationnel. Toute l'affaire risquait de
sombrer sous une marée de confusion et d'épuisement. Il fallait trouver une
correction de trajectoire sans réduire la vitesse parce qu'un ralentissement ou
un arrêt allait entraîner la perte de leur objectif principal : dominer le
marché.
Un samedi,
tous les employés de la corporation sont invités à un événement Forum ouvert
centré sur l'avenir de leur entreprise. Aucune compensation additionnelle n'est
offerte. Les gens participeraient à leur frais ou pas du tout. Des 263
personnes alors employées chez TELCEL, 252 se présentent. En moins d'une heure,
quelque 32 questions sont identifiées; celles - ci feront l'objet d'un nombre
comparable d’équipes de travail. Pendant une journée entière, les échanges
battent leur plein. Les responsables de la technique parlent aux gens des
ventes, ces derniers à ceux du marketing qui à leur tour consultent le service
des finances qui tient des échanges avec les informaticiens qui abordent les
cadres supérieurs. Et on fait ainsi la ronde une seconde fois. Chose curieuse,
une seule des équipes de travail était dirigée par un cadre supérieur. Tout le
leadership venait des tranchées.
Lorsque le
soir fut arrivé, et le bilan final terminé, une chose remarquable s'est
produite. Quelqu'un a fait jouer un air de danse entraînant au haut-parleur, et
pendant trois heures, ce fut la fête, jusqu'à ce que les autobus doivent
partir. Et dire que cette entreprise frisait l'effondrement ! Six mois plus
tard, pratiquement tout le monde dans l'entreprise voyait la journée Forum
ouvert comme le point tournant. Évidemment, tous les problèmes n'ont pas été
résolus ce jour-là, mais l'élément critique nécessaire à leur résolution fut
mis en place : la communication. Les gens avaient découvert qu'ils pouvaient se
parler et travailler ensemble.
L'utilisation
de la technologie de l'espace libre a réussi en Inde, en Amérique du Sud, en
Afrique, en Europe, aux États-Unis et au Canada auprès de groupes allant de 5
jusqu'à 500. Les objectifs ont été aussi divers allant de la restructuration
d'une entreprise devant une concurrence intense, à la conceptualisation d'une
nouvelle nation devant des forces massives de transformation telles qu'on les
retrouve en Afrique du Sud. L’approche n'est pas de la magie, elle ne peut pas
résoudre tous les problèmes. Toutefois, dans des situations où des groupes
constitués de personnes très diverses doivent reconnaître et résoudre des
questions extrêmement complexes et conflictuelles, le FO peut apporter une
contribution majeure.
Le Forum ouvert est simple dans son intention et sa conception. Il peut fonctionner dans les villages du Tiers - Monde comme dans les salles de Conseils sophistiqués. Comme pour la plupart des choses simples, il est vrai que presque n'importe qui peut animer un Forum Ouvert. Mais il est aussi vrai que pour bien le faire, il faut peut-être mettre une vie à s'y exercer.